Autisme et authenticité
Quand être fidèle à soi-même implique de révéler sa différence
Traduction de l’article de Erin Bulluss, Ph. D., et Abby Sesterka intitulé « Authenticity and autism », Psychology Today, 27 janv 2020.
Être fidèle à soi-même
Il est largement reconnu que l’authenticité tient un rôle important dans la santé mentale et le bien-être en général [1, 2]. De la culture populaire à la recherche empirique, on peut voir ce message partout. Mais qu’est-ce que l’authenticité ? Le mot authenticité est utilisé dans la littérature savante pour décrire des constructions mentales allant de la sincérité et la vérité à l’originalité, alors qu’une définition simple et succincte en serait : « être fidèle à soi-même » [3].
Sur Internet, on trouve à foison des mèmes suggérant effectivement que l’authenticité est à la mode, avec des hashtags tels que #Authenticity et #AuthenticSelf sur Instagram, qui renvoient à plus d’un million de messages. Les ressources pour apprendre à vivre en étant authentique sont nombreuses. Par exemple, Brené Brown a écrit plusieurs livres, dont le best-seller La Grâce de l’imperfection [4] , qui implorent le lecteur d’accueillir à bras ouverts ses propres bizarreries, défauts et petites manies au nom de l’authenticité.
Vivre en étant authentique peut signifier se débarrasser de moyens de protection obsolètes et s’abstenir de s’adapter constamment aux autres, cette partie du processus pouvant nécessiter de dire au revoir à celles et ceux qui ne nous acceptent pas tels que nous sommes. Cela peut être un chemin douloureux ; une fragilité intense et un profond chagrin se font jour à mesure que nous nous démêlons les fils de notre vie, défaisons des liens, et retissons tout ce qui reste dans un assemblage de formes et de couleurs qui représente mieux ce que nous sommes.
Authentiquement autiste
Mais qu’est-ce que cela implique pour celles et ceux d’entre nous qui sont fondamentalement différents de la majorité de la population ? Nous ne retissons pas nos habitudes et nos lubies dans le simple espoir de créer un habit plus agréable. Celles et ceux d’entre nous qui ont en commun des différences et des divergences réelles se retrouvent à agencer des fils bien différents ; notre trame et notre chaîne idéales s’enchevêtrent dans des directions non conventionnelles, se croisent en des lieux peu orthodoxes.
En tant qu’adulte autiste, le processus amenant à développer une plus grande authenticité au quotidien contient des couches beaucoup plus complexes de souffrance et de fragilité.
Ce n’est pas impossible, mais les défis sont bien plus importants quand on vit dans une société qui considère le fait d’être neurotypique comme la norme et qui a des attentes normatives en ce sens. Dans un article précédent, nous avons montré comment les femmes autistes sont souvent vues comme « difficiles » ou « paresseuses » quand elles s’engagent dans des comportements d’autopréservation. Ici, nous développons cette idée pour analyser ce que signifie le fait d’affirmer une identité autistique authentique.
Authenticité et camouflage autistique
Pour les personnes autistes, il est souvent incroyablement complexe de se défaire de comportements acquis et de les séparer de son soi authentique. Cela peut représenter un obstacle majeur à l’authenticité. Pendant très longtemps, les interventions dans l’autisme se sont concentrées sur le fait de modifier les comportements et l’apparence superficielle de la personne afin de les mettre en adéquation avec les attentes de la société. Ce renforcement de comportements non innés dans l’autisme ne cadre pas avec la notion d’authenticité. Il y a une prise de conscience qu’il n’est pas éthique de donner la priorité à la normalisation plutôt qu’à la santé mentale et au bien-être. De plus en plus d’approches visent ainsi à mieux prendre en compte les besoins des personnes et à préserver leur fonctionnement autistique, tout en accompagnant le développement et en enseignant les compétences indispensables.
Cependant, des conséquences à long terme demeurent, tant pour les personnes que pour la société, qui sont le résultat de la manière dont, historiquement, la normalisation des comportements autistiques a été mise en avant comme un effort utile et non nocif. Y compris pour celles et ceux d’entre nous qui n’ont pas fait l’objet d’interventions dans l’enfance (ce qui inclut les deux autrices, diagnostiquées à l’âge adulte), ces normes, lois et schémas enracinés en nous, acquis de manière délibérée ou inconsciente dans une tentative d’intégration, sont difficiles à supprimer, à modifier, voire à identifier.
Même sans savoir que nous étions autistes, nous avons appris à ne pas montrer notre moi authentique, à éviter de paraître différentes, à éviter de paraître autistes.
Ce phénomène s’appelle le camouflage dans la littérature savante, et se définit comme un écart entre l’expérience intérieure de la personne et ce qu’elle laisse paraître [5].
Qu’est-ce que le camouflage, et pourquoi est-il mauvais pour nous ?
Le camouflage implique à la fois de compenser des aspects des interactions sociales et de l’apparence qui ne sont pas naturels pour une personne autiste, et de masquer ses impulsions et comportements autistiques [6] . Il peut ainsi prendre la forme de stratégies d’autorégulation (comme le stimming, ou autostimulation) que l’on supprime, de scénarios que l’on suit, de mimétisme de normes sociales.
Historiquement, le camouflage a toujours été vu comme positif, et l’enseignement de compétences et de stratégies de camouflage est souvent intégré aux interventions et thérapies à destination de personnes autistes, quel que soit leur âge. Cependant, si le camouflage peut paraître bénéfique à court terme, des recherches récentes soutiennent que le camouflage chronique peut s’avérer nocif sur le long terme. On a mesuré un stress accru, de l’anxiété, de la dépression et des tendances suicidaires chez des personnes montrant de hauts niveaux de comportements de camouflage [7, 8] . Une étude, notamment, indique que le camouflage nuit au sentiment d’appartenance, avec comme conséquence l’augmentation du risque de pensées et de comportements suicidaires [9] .
L’idée que le camouflage a un impact négatif devient évidente si on la regarde à travers le prisme de la recherche sur l’authenticité et le bien-être ; on ne peut pas espérer qu’enseigner à des personnes autistes à ne pas être autistes, c’est-à-dire à ne pas être authentiques, puisse être bénéfique à leur santé mentale. Il y a une dissonance, quand bien même encourager des comportements autistiques chez des personnes autistes paraît contre-intuitif aux personnes fortement attachées à des standards neuro-normatifs.
Le fait que la recherche montre que l’on peut efficacement enseigner à des personnes autistes comment avoir des comportements non autistiques ne veut pas dire que c’est sain, éthique, ou juste.
La difficulté à être authentiquement autiste
En tant que personnes autistes, choisir l’authenticité tient du champ de mines, car ce qui est authentique pour nous entre souvent en contradiction avec des attentes et des normes sociales profondément enracinées. Il faut donc un plus grand degré d’assurance et de courage pour y parvenir.
Nos proches pourraient ne pas comprendre ni apprécier que nous quittions les fêtes de famille tôt, afin de préserver notre énergie cognitive, tout comme nos collègues pourraient s’offenser de nous voir préférer travailler seuls plutôt qu’au sein d’une équipe.
L’honnêteté et l’ouverture d’esprit sont essentielles pour devenir authentique, mais, et c’est caractéristique, les points de vue prédominants sur l’autisme ne prennent pas en compte la vaste diversité des populations autistiques. Malgré le coming out de personnalités médiatiques qui se sont ouvertement déclarées autistes, comme Anthony Hopkins ou Hannah Gadsby, beaucoup de gens s’accrochent encore à de vieux clichés d’horaires de trains et de génies des maths.
En tant que femmes ne correspondant pas aux stéréotypes de l’autisme, nous rencontrons souvent des gens qui ne croient tout simplement pas que nous sommes autistes. Certaines personnes se sont tellement attachées à notre vernis de camouflage neurotypique qu’elles préfèrent remettre en question notre autisme plutôt que d’accepter que ce camouflage est le fruit d’un long et laborieux travail de ciselage, et de choisir de nous soutenir quand nous prenons le chemin d’une façon d’être au monde plus authentique, plus autistique.
Nous avons toutes les deux en tête des comportements pré-diagnostiques qui étaient très performants et impliquaient le camouflage de notre vrai moi. Cependant, c’est seulement avec le bénéfice du recul que nous pouvons les identifier ; sur le moment, c’était une habitude, et partie intégrante du fait d’exister dans des espaces neurotypiques. Devenues adultes, nous nous interrogeons sur l’épaisseur et l’emmêlement de ce camouflage : réussirons-nous un jour à en ôter toutes les couches pour découvrir notre véritable, notre authentique moi ?
Notre camouflage s’est développé comme un mécanisme de survie, une manière de cacher des besoins qui nous semblaient atypiques ou excessifs, d’éviter d’être « difficile », de dissimuler nos différences et de nous fondre dans la masse. À présent, c’est ce même mécanisme de survie qui est devenu un obstacle à une vie authentique, qui affecte notre bien-être.
Alors que beaucoup de gens ne réagiront pas – et ne réagissent pas – favorablement à notre authentique moi autistique, il y a également des espaces autistiques qui accueillent, honorent et apprécient nos divergences, ce qui en retour encourage l’acceptation de soi. C’est dans de tels espaces que nous pouvons explorer notre identité autistique et trouver notre authentique moi autiste, notre #AuthenticAutisticSelf.
La teneur d’un #AuthenticAutisticSelf variera selon les individus tant sont diverses les personnes et les expériences constituant la compréhension actuelle d’un spectre qui n’est pas une progression linéaire, mais plutôt un éventail de caractéristiques vaste et hétérogène. Cela prend souvent du temps d’accepter son moi autistique et de cheminer vers l’authenticité, particulièrement quand on a sans le savoir internalisé la multitude de messages neuro-normatifs et validistes des sociétés dans lesquelles nous avons grandi et continuons de vivre. Certains d’entre nous pourraient ne jamais trouver de manière d’accepter leur moi autistique, ce qui donne une idée de la profondeur de l’internalisation du stigmate et du défi que représente la gestion des constructions mentales neuro-normatives.
Pour nous, l’authenticité, c’est construire nos propres espaces de vie et de travail, chercher des amis et des pairs compréhensifs, qui nous ressemblent, et nous donner la latitude de prendre soin de nous-mêmes sans honte ou culpabilité.
En pratique, c’est nous autoriser à nous adonner à nos intérêts spécifiques, c’est avoir des interactions sociales où l’on se sent à l’aise même si elles ne sont pas conventionnelles, c’est célébrer nos forces et accepter nos défis.
Les personnes autistes ont besoin d’être soutenues lors de leur exploration de leur identité autistique, et besoin d’avoir la liberté de déterminer leur propre conception de l’authenticité. Nous exhortons nos pairs non autistes à respecter cela, car il faut du courage pour être #AuthenticallyAutistic, authentiquement autiste.
© Traduction de Violaine Nicaud pour le Graaf
Sources
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Boyraz, G., Waits, J., & Felix, V. (2014). “Authenticity, life satisfaction, and distress: A longitudinal analysis.” Journal of Counseling Psychology, 61(3), 498-505. doi:10.1037/cou0000031
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Sutton, A. (2020). “Living the good life: A meta-analysis of authenticity, well-being and engagement.” Personality and Individual Differences, 153, 1-14. doi:https://doi.org/10.1016/j.paid.2019.109645
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Vannini, P., & Franzese, A. (2008). “The Authenticity of Self: Conceptualization, Personal Experience, and Practice.” Sociology Compass, 2(5), 1621-1637. doi:10.1111/j.1751-9020.2008.00151.x
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Brené Brown, La Grâce de l’imperfection. Lâchez prise sur ce que vous pensez devoir être et soyez qui vous êtes, Béliveau, 2013.
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Lai, M. C., Lombardo, M. V., Ruigrok, A. N., Chakrabarti, B., Auyeung, B., Szatmari, P., Consortium, M. A. (2017). “Quantifying and exploring camouflaging in men and women with autism.” Autism, 21(6), 690-702. doi:10.1177/1362361316671012
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Hull, L., Petrides, K. V., Allison, C., Smith, P., Baron-Cohen, S., Lai, M.-c., & Mandy, W. (2017). “’Putting on My Best Normal’: Social Camouflaging in Adults with Autism Spectrum Conditions.” Journal of Autism and Developmental Disorders, 47(8), 2519-2534. doi:10.1007/s10803-017-3166-5
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Cage, E., & Troxell-Whitman, Z. (2019). “Understanding the Reasons, Contexts and Costs of Camouflaging for Autistic Adults.” Journal of Autism and Developmental Disorders, 49(5), 1899-1911. doi:10.1007/s10803-018-03878-x
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Cassidy, S., Bradley, L., Shaw, R., & Baron-Cohen, S. (2018). “Risk Markers for Suicidality in Autistic Adults.” Molecular Autism, 9(42), 1-14. doi:10.1186/s13229-018-0226-4
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Cassidy, S. A., Gould, K., Townsend, E., Pelton, M., Robertson, A. E., & Rodgers, J. (2019). “Is Camouflaging Autistic Traits Associated with Suicidal Thoughts and Behaviours? Expanding the Interpersonal Psychological Theory of Suicide in an Undergraduate Student Sample.” Journal of Autism and Developmental Disorders, 1-11. doi:10.1007/s10803-019-04323-3